IX
Le libraire de la rue Bonaparte

— Ami, dit gravement Athos, rappelez-vous que les morts sont les seuls qu’on ne soit pas exposé à rencontrer sur la terre. (A. Dumas, Les Trois Mousquetaires)

Lucas Corso commanda un second gin en s’appuyant, satisfait, sur le dossier de sa chaise d’osier. On était bien sur cette terrasse, au soleil, dans le rectangle de lumière qui encadrait les tables du café Atlas, rue de Buci. C’était une de ces matinées lumineuses et fraîches, quand la rive gauche fourmille de samouraïs désorientés, d’Anglo-Saxons en chaussures de sport, billets de métro glissés entre les pages d’un livre d’Hemingway, de dames aux paniers remplis de baguettes et de laitues, de sveltes employées de galeries au nez corrigé par la chirurgie esthétique, en route pour le café de leur pause syndicale. Une jeune fille très séduisante regardait l’étalage d’une charcuterie de luxe, au bras d’un monsieur d’âge mûr et tiré à quatre épingles qui avait l’air d’un antiquaire, ou d’un maquereau ; ou peut-être des deux. Il y avait aussi une Harley Davidson aux chromes étincelants, un fox-terrier grincheux attaché à la porte d’un magasin de vins fins, un jeune homme aux tresses de hussard qui jouait de la flûte à bec devant l’entrée d’une boutique. Et à la table voisine de celle de Corso, un couple d’Africains très bien habillés qui s’embrassaient sur la bouche sans se presser, comme s’ils avaient tout le temps du monde, comme si la prolifération nucléaire, le sida, la couche d’ozone n’eussent été que des anecdotes sans importance en cette belle matinée de soleil parisien.

Il la vit arriver au bout de la rue Mazarine, tandis qu’elle tournait le coin vers le café où il attendait ; avec son allure garçonne, son blouson ouvert sur ses jeans, ses yeux comme deux signaux lumineux sur son visage bronzé, visibles à cette distance, parmi la foule, sous ce splendide soleil qui inondait la rue. Diablement jolie, aurait sans doute dit Flavio La Ponte en s’éclaircissant la gorge et en tournant la tête pour lui présenter son meilleur profil, celui où la barbe était un peu plus fournie et bouclée. Mais Corso n’était pas La Ponte, si bien qu’il ne dit ni ne pensa rien. Il se contenta de regarder d’un air hostile le garçon qui déposait un verre de gin sur sa table – pas de Bols, m’sieu – et de lui glisser dans la main le montant exact du ticket – service compris, mon vieux – avant de continuer à regarder la jeune fille s’approcher. Dans ce domaine, Nikon lui avait déjà laissé au ventre une blessure de la taille de celles que peut faire un coup de fusil chargé à chevrotines. C’était assez. Et puis, Corso n’était pas très sûr non plus d’avoir un profil meilleur que l’autre, ou d’en avoir jamais eu un. D’ailleurs, il n’en avait strictement rien à foutre.

Il ôta ses lunettes pour les essuyer avec son mouchoir. Son geste transforma la rue en une succession de contours flous, de silhouettes aux visages imprécis. L’une d’elles continuait à se détacher des autres et, à mesure qu’elle s’approchait, se précisait de plus en plus mais sans jamais devenir tout à fait nette : cheveux courts, longues jambes, tennis blanches acquirent finalement leurs contours propres au prix d’un effort de mise au point pénible et imparfait quand elle arriva devant lui et qu’elle s’assit sur la chaise libre.

— J’ai vu le magasin. Il est à quelques rues d’ici.

Il remit ses lunettes et la regarda, sans répondre. Ils avaient fait ensemble le voyage depuis Lisbonne. Le vieux Dumas aurait utilisé l’expression ventre à terre pour décrire la façon dont ils avaient quitté Sintra, en route pour l’aéroport. De là, vingt minutes avant le départ de l’avion, Corso avait téléphoné à Amílcar Pinto pour lui faire part du point final des tourments bibliographiques de Victor Fargas et lui annoncer l’annulation du plan prévu. Quant à l’avance déjà versée, Pinto pouvait la garder, pour sa peine. Malgré sa surprise – le coup de téléphone l’avait tiré du lit –, le Portugais avait assez bien réagi, dans le genre : je ne sais pas à quoi tu joues, Corso, mais toi et moi, nous ne nous sommes jamais vus hier soir à Sintra ; ni hier, ni jamais. Malgré tout, il promit de faire une enquête discrète sur la mort de Victor Fargas. Quand la nouvelle serait officielle, bien entendu ; pour le moment, il ne savait absolument rien et n’avait absolument aucune envie de rien savoir. Pour l’autopsie du bibliophile, Corso pouvait déjà prier pour que les légistes concluent au suicide. Quant au paroissien balafré, il allait à tout hasard glisser son signalement aux services compétents. Ils allaient rester en contact par téléphone et Pinto lui recommandait instamment de ne pas visiter le Portugal avant bien, bien longtemps. Ah, une dernière chose encore, ajouta Pinto alors que les haut-parleurs annonçaient le départ du vol à destination de Paris. La prochaine fois, avant de compromettre un ami dans des histoires d’homicides éventuels, Corso pouvait bien s’adresser à sa putain de mère. Le téléphone était en train d’avaler le dernier escudo et le chasseur de livres s’empressa de protester de son innocence. Évidemment, répliqua le policier. C’est ce qu’ils disent tous.

La jeune fille attendait dans la salle des départs. À la surprise de Corso, qui ce matin-là semblait plus qu’un peu dépassé par les tours et détours que prenait la situation, elle s’était efficacement occupée de faire le nécessaire pour que tous les deux puissent prendre place à bord de l’avion. « Je viens de faire un héritage », fut sa réponse quand, la voyant payer un autre billet sur le même vol, Corso fit quelques réflexions amères sur le manque de ressources pécuniaires qu’il lui avait prêté jusque-là. Ensuite, pendant les deux heures du trajet Lisbonne-Paris, elle refusa de répondre à toutes les questions qu’il fut capable de formuler. Chaque chose en son temps, se contentait-elle de dire, en jetant un regard furtif à Corso, presque à la dérobée, avant de se replonger dans la contemplation des nuages que l’avion laissait derrière lui, sous la traînée de condensation qui se détachait des ailes. Puis elle s’était endormie, ou avait fait semblant de s’endormir, la tête posée sur son épaule. Au rythme de sa respiration, Corso comprit qu’elle était toujours éveillée ; ce sommeil feint n’était qu’un expédient pour éluder les questions auxquelles elle ne voulait ou ne pouvait répondre.

À sa place, un autre aurait fait tomber son masque avec toute la brutalité nécessaire. Mais il était un loup patient, bien dressé, avec des réflexes et un instinct de chasseur. Après tout, la jeune fille était son seul lien avec la réalité, perdu comme il l’était dans un imbroglio invraisemblable, injustifiable, irréel. De plus, à ce stade du scénario, il était complètement entré dans le rôle du lecteur qualifié et protagoniste que quelqu’un, celui qui nouait les fils de l’autre côté de la tapisserie, derrière la trame, paraissait lui proposer avec un clin d’œil qui – ceci n’était pas clair – pouvait être aussi bien méprisant que complice.

— Quelqu’un me fait marcher, avait dit Corso à haute voix, à neuf mille mètres d’altitude au-dessus du golfe de Gascogne.

Puis il avait regardé en coin la jeune fille, attendant une réaction ou une réponse, mais elle était restée immobile, sa respiration parfaitement égale, vraiment endormie, à moins qu’elle n’eût pas entendu son voisin. Fâché de son silence, il retira son épaule ; la tête de la jeune fille ballotta un instant dans le vide. Puis sa voisine soupira et se chercha un autre appui, le hublot cette fois.

— Naturellement qu’on te fait marcher, dit-elle enfin, à moitié endormie et dédaigneuse, les yeux toujours fermés. Le dernier des imbéciles s’en rendrait compte.

— Qu’est-ce qui est arrivé à Fargas ?

Elle ne répondit pas tout de suite. Du coin de l’œil, il vit qu’elle battait des paupières, son regard perdu sur le dossier du siège qui se trouvait devant elle.

— Tu l’as vu, dit-elle au bout d’un moment. Il s’est noyé.

— Qui a fait le coup ?

Elle secoua lentement la tête, puis regarda finalement par le hublot. Sa main gauche, fine et brune, aux ongles courts et sans vernis, caressait doucement l’accoudoir de son fauteuil. Son geste s’arrêta finalement, comme si ses doigts avaient touché un objet invisible.

— Ça n’a pas d’importance.

Corso fit une curieuse grimace ; on aurait dit qu’il allait rire, mais ce ne fut pas le cas. Il se contenta de montrer un croc.

— Oh si, ça m’importe beaucoup.

La jeune fille haussa les épaules. Ils ne s’intéressaient pas aux mêmes choses, semblait-elle dire. Ou du moins, pas dans le même ordre.

Corso insista :

— Quel est ton rôle dans cette histoire ?

— Je te l’ai déjà dit. Te protéger.

Elle s’était tournée vers lui et le regardait avec autant de fermeté qu’elle avait été évasive un moment plus tôt. Elle avait recommencé à caresser l’accoudoir, comme pour franchir la distance qui la séparait de Corso. Non, elle était trop proche, et le chasseur de livres recula instinctivement, gêné, un peu déconcerté. Dans le creux de son estomac, sur la trace de Nikon, d’obscures sensations oubliées se réveillaient, inquiètes. La douleur revenait doucement avec cette impression de vide lancinant, tandis que les yeux de la jeune fille, muets et sans souvenirs, reflétaient les vieux fantômes que le chasseur de livres sentait affleurer sous sa peau.

— Qui t’a envoyée ?

Les paupières s’abattirent sur les iris liquides, comme si l’on venait de tourner une page sur eux. Il n’y avait plus rien dans ces yeux ; seulement le vide. La jeune fille fronçait le nez, irritée.

— Tu m’ennuies, Corso.

Elle se retourna vers le hublot pour regarder le paysage. La grande tache bleue semée de minuscules fils blancs paraissait se briser au loin contre une ligne jaune et ocre. Terre ! La France. Prochain arrêt, Paris. Ou prochain chapitre, à suivre dans le prochain numéro. La fin épée au poing, mystère compris ; dénouement de feuilleton romantique. Il pensa à la Quinta da Soledade : l’eau de la fontaine, le bassin, le corps de Fargas parmi les plantes aquatiques et les feuilles mortes. Ce souvenir lui fit monter une bouffée de chaleur à la tête et il s’agita dans son fauteuil, mal à l’aise. Il se sentait, non sans raison, comme un homme en fuite. Absurde, de toute façon ; et plutôt que fuir de son propre gré, on l’obligeait à le faire.

Il regarda la jeune fille avant d’essayer de s’observer lui-même avec le sang-froid nécessaire. Peut-être ne fuyait-il pas tant un lieu qu’il courait vers un autre. Peut-être fuyait-il un mystère caché dans ses propres bagages. Le Vin d’Anjou. Les Neuf Portes. Irene Adler. Un sourire stupide et professionnel sur les lèvres, l’hôtesse de l’air dit quelque chose en passant à côté de lui. Corso la regarda sans la voir, plongé dans ses méditations. Comme il aurait voulu savoir si la fin de cette histoire était écrite quelque part, ou si c’était lui qui rédigeait au fur et à mesure, chapitre après chapitre.

De toute la journée, il n'échangea plus une seule parole avec la jeune fille. À leur arrivée à Orly, il avait fait comme s'il ne la connaissait pas, mais il l'avait entendue marcher derrière lui dans les couloirs de l'aéroport. Au contrôle de police, après avoir montré sa carte d'identité, il avait eu l'idée de se retourner un peu pour voir quelle pièce d'identité elle allait présenter; mais il en avait été pour sa peine. Il n'avait pu distinguer qu'un passeport revêtu de peau noire, sans marques extérieures; européen sans doute, puisqu'elle était passée elle aussi par un guichet réservé aux citoyens de la CEE. Dehors, quand Corso était monté dans un taxi et avait donné l'adresse habituelle au Louvre Concorde , la jeune fille s'était glissée sur la banquette à côté de lui. Ils s'étaient rendus en silence jusqu'à l'hôtel et elle était descendue avant lui de la voiture, le laissant payer la course. Le chauffeur n'avait pas de monnaie, ce qui avait retardé Corso. Quand il avait enfin pu se présenter à la réception, elle avait déjà pris une chambre et s'éloignait, précédée d'un chasseur qui portait son sac à dos. Elle lui avait fait signe de la main avant de disparaître dans l'ascenseur.

 

 

— C’est un magasin très intéressant. Librairie Replinger. Autographes et documents historiques. Et c’est ouvert.

Elle avait fait un geste négatif au garçon de café et se penchait vers Corso, par-dessus la table, à la terrasse de la rue de Buci. La transparence liquide de ses yeux reproduisait, à la façon d’un miroir, les scènes de rue qui se reflétaient à leur tour sur la vitrine du café.

— Nous pourrions y aller maintenant.

Ils s’étaient retrouvés au petit déjeuner, alors que Corso lisait les journaux à côté d’une fenêtre donnant sur la place du Palais-Royal. Elle lui avait dit bonjour et s’était assise à la table pour dévorer avec appétit du pain grillé et des croissants. Puis, un cerne de café au lait sur la lèvre supérieure, comme une petite fille satisfaite, elle avait regardé Corso :

— Par où commence-t-on ?

Et ils étaient là, à deux coins de rue de la librairie d’Achille Replinger que la jeune fille était allée voir en éclaireur, tandis que Corso prenait son premier gin de la journée, pressentant déjà que ce ne serait pas le dernier.

— Nous pourrions y aller maintenant, répéta-t-elle.

Corso attendit encore un instant. Il avait rêvé de sa peau brune caressée par les ombres d’un soleil couchant, rêvé qu’il la conduisait par la main à travers une lande désolée au bout de laquelle se dressaient des colonnes de fumée, des volcans menaçant d’entrer en éruption. Parfois, ils croisaient un visage grave, un soldat vêtu d’une armure poussiéreuse qui les regardait silencieusement, distant et froid comme les revêches Troyens de l’Hadès. La lande s’obscurcissait à l’horizon, les colonnes de fumée s’épaississaient, et il y avait comme une mise en garde dans l’expression imperturbable, fantomatique, des guerriers morts. Corso aurait voulu s’échapper de cet endroit. Il tirait la jeune fille par la main pour ne pas la laisser derrière, mais l’air se faisait de plus en plus épais et chaud, irrespirable, obscur. La course s’était achevée en une chute interminable vers le sol, semblable à une agonie projetée au ralenti. L’obscurité brûlait comme un four. L’unique lien avec l’extérieur était la main de Corso, unie à la sienne dans l’effort qu’ils faisaient pour aller de l’avant. Et la dernière chose qu’il avait sentie, c’était la pression de cette main qui se relâchait tandis que la jeune fille se transformait en cendres. Et devant lui, dans les ténèbres qui enveloppaient la lande en flammes et sa conscience, des taches blanches, des traces fugaces semblables à des éclairs, dessinaient la silhouette sépulcrale d’un crâne nu. Ce n’était pas un souvenir agréable. Pour laver sa gorge des cendres et ses rétines de l’horreur qu’elles avaient vue, Corso vida son verre de gin et regarda la jeune fille. Elle patientait, tranquille, collaboratrice disciplinée qui attendait ses instructions. Incroyablement sereine, jouant avec un naturel parfait son étrange rôle dans le récit. Il y avait même dans son expression comme une loyauté déconcertante, inexpliquable.

Quand Corso se leva en mettant son sac de toile à l’épaule, elle l’imita. Ils descendirent sans se presser jusqu’à la Seine. La jeune fille marchait du côté intérieur du trottoir et elle s’arrêtait de temps en temps devant les vitrines pour lui montrer un tableau, une gravure ou un livre. Elle regardait tout avec des yeux grands ouverts, avec une curiosité intense et un soupçon de nostalgie aux commissures de ses lèvres qui souriaient pensivement. Elle semblait chercher des traces d’elle-même dans les objets anciens ; comme si, en quelque lieu de sa mémoire, le passé convergeait avec celui de ces rares survivants charriés jusqu’ici par le courant, après chaque naufrage inexorable de l’Histoire.

II y avait deux librairies l’une en face de l’autre, de chaque côté de la rue. Celle d’Achille Replinger était très ancienne, avec une devanture de bois verni et une élégante vitrine sous l’enseigne : Livres anciens, autographes et documents historiques. Corso dit à la jeune fille de l’attendre dehors et elle obéit sans protester. Tandis qu’il s’avançait vers la porte, il regarda la vitrine et aperçut son reflet, sur la glace, par-dessus son épaule, debout sur le trottoir d’en face, qui l’observait.

Une clochette sonna quand il poussa la porte. Corso vit devant lui une table de chêne, des livres anciens sur des rayons, des cartons remplis de gravures et une douzaine de vieux classeurs en bois. Chaque tiroir était identifié par une lettre soigneusement calligraphiée sur une fiche glissée dans une fenêtre de laiton. Sur le mur, dans un cadre, un manuscrit autographe avec une légende : Fragments du Tartuffe. Molière. Et puis trois excellentes gravures : Dumas, entre Victor Hugo et Flaubert.

Achille Replinger était debout à côté de la table. C’était un homme corpulent et rougeaud ; une espèce de Porthos à la grosse moustache grise, double menton retombant sur le col d’une chemise où s’étalait une cravate de laine tricotée. Il portait négligemment des vêtements coûteux : une veste anglaise déformée par sa trop ample ceinture, des pantalons de flanelle un peu tombants, plein de plis.

— Corso... Lucas Corso – il tenait la carte de présentation de Boris Balkan entre ses doigts gros et forts en fronçant les sourcils. Oui, je me souviens de votre coup de téléphone de l’autre jour. Quelque chose à propos de Dumas.

Corso posa son sac sur la table et en sortit la chemise qui renfermait les quinze pages manuscrites du Vin d’Anjou. Le libraire les étala devant lui en haussant un sourcil.

— Curieux, dit-il à voix basse. Très curieux.

Le libraire soufflait et crachait en parlant, comme un asthmatique. Il sortit de la poche de sa veste des lunettes à double foyer qu’il mit après avoir jeté un bref coup d’œil à son visiteur. Puis il se pencha sur les pages manuscrites. Lorsqu’il releva la tête, il souriait, ravi.

— Extraordinaire ! Je vous l’achète tout de suite.

— Il n’est pas à vendre.

Le libraire parut surpris. Il fit une moue, comme s’il allait pleurer.

— J’avais cru comprendre...

— Il s’agit seulement d’une expertise. Et votre prix sera le mien, naturellement.

Achille Replinger secoua la tête ; l’argent n’avait pas d’importance. Il semblait désarçonné et il s’arrêta plusieurs fois pour l’observer avec méfiance par-dessus ses lunettes. Puis il se repencha sur le manuscrit.

— Dommage, dit-il enfin en lançant à Corso un coup d’œil curieux ; il semblait se demander comment ce document avait pu tomber entre ses mains. Comment l’avez-vous trouvé ?

— Un héritage. Une vieille tante. Vous l’aviez déjà vu ?

Encore méfiant, le libraire regarda derrière Corso, à travers la vitrine, comme si un passant dans la rue avait pu lui indiquer la raison de cette visite. Ou peut-être cherchait-il une réponse. Finalement, il tirailla sa moustache, à croire qu’elle était postiche et qu’il voulait s’assurer qu’elle tenait bien, puis sourit d’un air évasif.

— Ici, dans le quartier Latin, personne ne sait quand il a vu quelque chose et quand il ne l’a pas vu... Le quartier a toujours été favorable aux vendeurs de livres et de gravures... Les gens viennent acheter et vendre, et tout finit par passer plusieurs fois par les mêmes mains... – il fit une pause pour reprendre son souffle : trois inspirations courtes avant de lancer à Corso un coup d’œil inquiet. Je crois que non, conclut-il. Je pense que je n’ai jamais vu cet original – il regarda de nouveau dans la rue ; le sang montait à son visage rougeaud. Je m’en souviendrais certainement.

— Je dois comprendre que le document est authentique ? demanda Corso.

— Eh bien... En réalité, oui – le libraire soufflait en caressant les feuillets bleus du bout des doigts, comme s’il s’empêchait de les toucher. Puis il finit par en prendre un entre le pouce et l’index. Écriture mi-ronde, grosseur moyenne, sans interlignes ni ratures... À peine quelques signes de ponctuation, majuscules inattendues. Il ne fait aucun doute qu’il s’agit de Dumas en pleine maturité, vers le milieu de sa vie, quand il écrivait Les Mousquetaires... – il s’était animé peu à peu, puis il se tut soudain en levant un doigt en l’air et Corso le vit sourire sous sa moustache ; il semblait avoir pris une décision. Un instant je vous prie.

Il s’avança vers un classeur qui portait la lettre D et en sortit plusieurs chemises de carton bistre.

— Tous d’Alexandre Dumas père. L’écriture est identique.

Il y avait là une douzaine de documents, certains sans signature, d’autres signés des initiales A.D. ; d’autres encore portaient une signature complète. Pour l’essentiel, il s’agissait de mots adressés à des éditeurs, de lettres à des amis, d’invitations.

— Voici un de ses autographes américains..., expliqua Achille Replinger. Lincoln lui en avait demandé un et Dumas lui envoya dix dollars et cent autographes, vendus à Pittsburgh au bénéfice d’œuvres de bienfaisance... – il montrait les documents à Corso avec une fierté professionnelle contenue mais évidente. Et celui-ci : une invitation à dîner à Montecristo, la résidence qu’il s’était fait construire à Port-Marly. Parfois il n’utilisait que ses initiales, parfois il préférait un pseudonyme... Mais tous les autographes qui circulent ne sont pas authentiques. Un certain Viellot du magazine Le Mousquetaire, dont Dumas était propriétaire, était capable d’imiter son écriture et son paraphe. Et dans les trois dernières années de sa vie, les mains de Dumas tremblaient trop ; il devait dicter ses textes.

— Pourquoi du papier bleu ?

— Il le recevait de Lille, fabriqué spécialement pour lui par un admirateur... Presque toujours de cette couleur, surtout pour les romans. Parfois rose pour les articles, jaune pour la poésie... Il écrivait aussi avec des plumes différentes, selon le genre. Et il ne supportait pas l’encre bleue.

Corso montra les quatre feuillets blancs du manuscrit ; ceux où il y avait des annotations et des ratures.

— Et ces pages ?

Replinger fronça les sourcils.

— Maquet. Son collaborateur Auguste Maquet. Ce sont des corrections apportées par Dumas à la rédaction originale – il lissa sa moustache avec un doigt avant de se pencher pour lire à haute voix, avec une expression théâtrale : « Affreux ! affreux ! murmurait Athos, tandis que Porthos brisait les bouteilles et qu’Aramis donnait des ordres un peu tardifs pour qu’on allât chercher un confesseur... » Dans un soupir, le libraire laissa la phrase en suspens et hocha la tête, satisfait, avant de lui montrer le feuillet. Regardez bien. Maquet s’était contenté d’écrire : « Et il expira devant les amis atterrés de d’Artagnan. » Dumas a biffé cette ligne et a rajouté les autres au-dessus pour développer le passage en étoffant le dialogue.

— Que pouvez-vous me dire de Maquet ?

L’autre haussa ses épaules massives, indécis.

— Pas grand-chose – de nouveau, sa voix était évasive. Il avait dix ans de moins que Dumas et il lui avait été recommandé par un ami commun, Gérard de Nerval. Maquet écrivait des romans historiques, sans succès. Il lui a montré un manuscrit, Le Bon de Buvat, ou la conspiration de Cellamare, que Dumas a adapté pour en faire Le Chevalier d’Harmental publié sous son nom. En échange, Maquet a touché 1 200 francs.

— Pourriez-vous établir la date à laquelle a été rédigé Le Vin d’Anjou, d’après les particularités de l’écriture ?

— Bien sûr. Le manuscrit coïncide avec d’autres documents de 1844, l’année des Trois Mousquetaires... Les feuilles blanches et bleues correspondent à la manière de travailler des deux hommes. Dumas et son collaborateur écrivaient à toute vitesse. Ils ont emprunté au d’Artagnan de Courtilz les noms de leurs héros, le voyage à Paris, l’intrigue avec Milady et le personnage de la femme d’un procureur à laquelle Dumas donne les traits de sa maîtresse Belle Krebsamer pour incarner Mme Bonacieux... Des Mémoires de la Porte, homme de confiance d’Anne d’Autriche, est sorti le rapt de Constance. Et de la Rochefoucauld et d’un livre de Roederer, Intrigues politiques et galantes de la cour de France, ils ont tiré la fameuse histoire des ferrets de diamants... À cette époque, les deux hommes n’écrivaient pas seulement Les Mousquetaires, mais La Reine Margot et Le Chevalier de Maison-Rouge.

Replinger s’arrêta de nouveau pour souffler. Il s’échauffait en parlant et son visage devenait cramoisi. Il avait terminé sa phrase avec une certaine précipitation, en bafouillant un peu. D’une part, il avait peur d’ennuyer son interlocuteur, mais de l’autre, il avait à cœur de lui communiquer tous les renseignements dont il disposait.

— On raconte une anecdote amusante à propos du Chevalier de Maison-Rouge, reprit-il après avoir soufflé un peu. Alors qu’on annonçait le feuilleton sous son titre original, Le Chevalier de Rougeville, Dumas reçut une lettre de protestation signée d’un marquis du même nom. Ce qui l’amena à changer de titre. Peu de temps après, il recevait pourtant une nouvelle lettre. « Mon cher monsieur, disait l’aristocrate, donnez à votre roman le titre qu’il vous plaira. Je suis le dernier scion de ma famille et, dans une heure, je vais me donner la mort d’un coup de pistolet »... De fait, le marquis de Rougeville s’est suicidé, pour une affaire de jupons.

Le libraire ouvrit la bouche, à bout de souffle, violacé, réduit à l’impuissance, il souriait comme pour s’excuser. Une de ses fortes mains s’appuyait sur la table, à côté des feuillets bleus. Comme un géant épuisé, se dit Corso. Porthos dans la grotte de Locmaria.

— Boris Balkan ne vous a pas fait justice ; vous êtes un véritable spécialiste de Dumas. Je ne m’étonne pas que vous soyez amis.

— Nous nous respectons. Mais je ne fais que mon travail – Replinger pencha la tête, un peu gêné. Je suis un Alsacien consciencieux qui s’occupe de documents et de livres annotés, de dédicaces autographes. Toujours des auteurs du XIXe siècle français... Je serais incapable d’évaluer ce qui passe entre mes mains si je ne savais pas très bien par qui le document a été écrit, ou dans quelles circonstances. Vous me suivez ?

— Parfaitement, répondit Corso. C’est la différence entre un professionnel et un vulgaire chiffonnier.

Replinger lui lança un regard reconnaissant.

— Vous êtes du métier. Je l’ai vu du premier coup d’œil.

— Oui, répondit Corso avec une grimace. Du métier le plus vieux du monde.

Le libraire partit d’un grand rire qui s’étouffa dans une nouvelle quinte asthmatique. Corso profita de cette pause pour orienter la conversation sur l’affaire Maquet :

— Expliquez-moi comment Dumas et Maquet travaillaient.

— Leur technique était assez complexe – Replinger montrait la table et les chaises, comme si la scène s’y fut déroulée. Dumas définissait dans ses grandes lignes le plan de chaque œuvre et en parlait avec son collaborateur qui réunissait la documentation et rédigeait une ébauche, ou une première version : les feuilles blanches. Puis Dumas réécrivait sur les feuillets bleus... Il travaillait en bras de chemise, le matin ou la nuit ; presque jamais l’après-midi. Il ne buvait ni café ni alcool ; seulement de l’eau de Seltz. Et il ne fumait presque pas. Il remplissait des pages et des pages, poussé par ses éditeurs qui lui en réclamaient toujours davantage. Maquet lui envoyait son texte brut par la poste et Dumas s’impatientait de ses retards – le libraire sortit un feuillet de la chemise et le posa sur la table, devant Corso. En voici la preuve : une des notes échangées entre les deux hommes pendant la rédaction d’une de leurs innombrables œuvres communes. Comme vous voyez, Dumas se plaint un peu : « Piochez, car je suis sans besogne depuis deux heures. » Et le même refrain, un autre jour : « Piochez, piochez, piochez. » – le libraire s’arrêta pour regarnir ses poumons, puis il montra Le Vin d’Anjou. Il ne fait aucun doute que ces quatre feuilles blanches avec l’écriture de Maquet et les annotations de Dumas ont été reçues par ce dernier très peu de temps avant que Le Siècle ne boucle son édition, et Dumas a dû se contenter de réécrire quelques pages et d’apporter à toute vitesse des corrections de sa main sur les autres pages de l’original.

Il remettait les papiers dans leurs chemises pour les ranger dans le classeur D. Corso eut le temps de jeter un dernier coup d’œil au billet dans lequel Dumas réclamait de la copie à son collaborateur. En plus de l’écriture, identique en tous points, le papier était le même – bleu, finement quadrillé – que celui qu’il avait utilisé pour le manuscrit du Vin d’Anjou. Une feuille coupée en deux ; le bas était plus irrégulier que les trois autres côtés. Peut-être toutes ces feuilles s’étaient-elles trouvées ensemble sur la table du romancier, dans la même rame.

— Qui a véritablement écrit Les Trois Mousquetaires ?

Replinger, occupé à refermer le classeur, tarda à répondre :

— Je ne peux pas vous le dire ; posée en ces termes, la question est trop tranchée. Maquet était un homme de ressources, il connaissait l’Histoire, il lisait beaucoup... Mais il n’avait pas le génie du maître.

— Je crois savoir qu’ils ont fini par se brouiller.

— Oui. Et c’est dommage. Vous savez qu’ils sont allés ensemble en Espagne pour le mariage d’Isabelle II ?... Dumas a même publié un feuilleton, De Madrid à Cadix, sous forme de lettres... Quant à Maquet, il s’est adressé plus tard aux tribunaux pour qu’on le déclare auteur de dix-huit des romans de Dumas, mais les magistrats ont statué que son travail n’avait été que préparatoire... Aujourd’hui, on le considère comme un écrivain médiocre qui a profité de la célébrité de l’autre pour gagner de l’argent. Mais d’aucuns le voient comme une victime exploitée : le nègre du géant...

— Et vous ?

Replinger regarda furtivement le portrait de Dumas accroché au-dessus de la porte.

— Je vous ai déjà dit que je n’étais pas un spécialiste comme mon ami, M. Balkan... Seulement un commerçant ; un libraire – il parut réfléchir, peser le degré de compromission entre sa profession et ses goûts personnels. Mais j’appellerai votre attention sur un fait : de 1870 à 1894, on a vendu en France trois millions de volumes et huit millions de feuilletons publiés en livraisons, tous avec le nom d’Alexandre Dumas sur la couverture. Des romans écrits avant, durant et après sa collaboration avec Maquet. Je suppose qu’on peut en tirer des conclusions.

— En tout cas, que Dumas a connu la célébrité de son vivant.

— Sans aucun doute. Pendant un demi-siècle, l’Europe ne jurait que par lui. Les deux Amériques envoyaient des bateaux dans le seul but de ramener ses livres qu’on lisait aussi bien au Caire, à Moscou, à Istanbul qu’à Chandernagor... Dumas a porté à son comble le goût de la vie, du plaisir et de la popularité. Il a vécu en jouisseur, il est monté sur les barricades, il s’est battu en duel, il a été traîné devant les tribunaux, il a affrété des bateaux, il a payé des pensions de sa poche, il a aimé, il a mangé, il a dansé, il a gagné dix millions et en a dilapidé vingt, et il est mort sereinement, comme un enfant endormi... — Replinger montrait les corrections apportées sur les feuillets blancs de Maquet. On peut appeler cela de bien des façons : le talent, le génie... Mais quoi qu’il en soit, ce quelque chose ne s’improvise pas et ne peut pas non plus se voler à d'autres – il se frappa la poitrine, à la manière de Porthos. Tout est là. Aucun autre écrivain n’a connu une telle gloire de son vivant. Parti de rien, Dumas a tout eu ; comme s’il avait conclu un pacte avec Dieu.

— Oui, fit Corso. Ou avec le diable.

 

Il traversa la rue jusqu’à la librairie d’en face. À la porte, protégées par une bâche, des piles de livres s’entassaient sur des tréteaux. La jeune fille était toujours là, fouillant parmi les livres et les lots d’estampes et de vieilles cartes postales. Elle était à contre-jour et le soleil dorait ses cheveux sur sa nuque et ses tempes. Elle ne s’interrompit pas dans son travail lorsqu’il la rejoignit.

— Laquelle choisirais-tu ? demanda-t-elle.

Elle hésitait entre une carte postale sépia représentant Tristan et Iseult enlacés, et une reproduction du Collectionneur d’estampes de Daumier. Elle les tenait dans ses mains, indécise.

— Prends donc les deux, proposa Corso qui vit du coin de l’œil qu’un passant s’arrêtait devant l’étalage et tendait la main vers une grosse liasse de cartes postales attachée par un élastique.

Avec un réflexe de chasseur, il lança son bras en avant pour pratiquement lui arracher le paquet d’entre les doigts. Puis il se mit à examiner son butin, tandis que l’autre s’éloignait en grommelant, et il tomba sur quelques gravures napoléoniennes ; Marie-Louise impératrice, la famille Bonaparte, la mort de l’Empereur et la dernière victoire : un lancier polonais et deux hussards à cheval devant la cathédrale de Reims, durant la campagne de France de 1814, brandissant des drapeaux arrachés à l’ennemi. Après un instant d’hésitation, il ajouta à son choix le maréchal Ney en grand uniforme et un Wellington déjà vieux, posant pour l’histoire. Une veine de cocu, le vieux singe.

La jeune fille choisit encore quelques cartes. Ses longues mains brunes se déplaçaient avec assurance parmi les images défraîchies : portraits de Robespierre et de Saint-Just, une élégante gravure de Richelieu en habit de cardinal, avec au cou le cordon de l’Ordre du Saint-Esprit.

— Tout à fait de circonstance, dit Corso, ironique.

Elle ne répondit pas. Elle s’avançait vers une pile de livres et le soleil glissait sur ses épaules, enveloppant Corso d’un brouillard doré. Il ferma à demi les yeux. Quand il les rouvrit, la jeune fille lui montrait un gros volume in-quarto qu’elle avait mis de côté.

— Qu’est-ce que tu en penses ?

Il y jeta un coup d’œil : Les Trois Mousquetaires, avec les illustrations originales de Leloir, relié toile et peau, bon état. Quand il leva les yeux vers elle, il vit qu’elle lui souriait en coin, le regard fixé sur lui, attendant sa réponse.

— Jolie édition, se contenta-t-il de dire. Tu as l’intention de lire ça ?

— Naturellement. Essaye de ne pas me raconter la fin.

Corso rit tout bas, à contrecœur.

— J’aimerais bien, dit-il en remettant en ordre les paquets de cartes postales... Pouvoir te raconter la fin.

 

— J’ai un cadeau pour toi, dit la jeune fille.

Ils se promenaient sur la rive gauche, devant les boîtes des bouquinistes, parmi les gravures suspendues dans leurs enveloppes de plastique et de cellophane, les livres alignés sur le parapet du quai. Un bateau-mouche remontait lentement le fleuve, sur le point de couler sous le poids d’environ cinq mille Japonais, selon les calculs de Corso, et d’autant de caméras vidéo Sony. De l’autre côté de la rue, derrière la glace de leurs élégantes vitrines constellées de vignettes Visa et American Express, des antiquaires guindés guettaient discrètement l’horizon, dans l’attente d’un Koweïtien, d’un trafiquant russe ou d’un ministre de Guinée équatoriale à qui fourguer le bidet – porcelaine peinte, Sèvres – d’Eugénie Grandet. En prononçant naturellement tous les O avec un impeccable accent circonflexe.

— Je n’aime pas les cadeaux, grogna Corso. J’ai entendu parler de types qui ont accepté un jour un certain cheval de bois. Artisanat achillien, disait l’étiquette. Bande de crétins.

— Il n’y a pas eu de dissidents ?

— Un seul, avec ses enfants. Mais des animaux marins ont débarqué pour les transformer en un stupéfiant groupe sculptural. Hellénistique, si je me souviens bien. École de Rhodes. À cette époque, les dieux étaient trop partiaux.

— Ils l’ont toujours été – la jeune fille regardait les eaux sales du fleuve, comme si elles charriaient avec elles des souvenirs ; Corso la vit sourire, pensive et absente. Je n’ai jamais connu de dieu impartial. Ni de diable – elle se retourna vers lui tout à coup ; ses pensées semblaient s’être envolées avec le courant. Tu crois au diable, Corso ?

Il la regarda avec attention, mais le fleuve avait également emporté les images qui peuplaient ses yeux quelques secondes plus tôt. Il n’y avait plus là que du vert liquide et de la lumière.

— Je crois à la stupidité et à l’ignorance – il sourit à la jeune fille d’un air fatigué. Et je crois que le meilleur coup de poignard est celui qui se donne ici, tu vois ? – il montrait son bas-ventre. À la fémorale. Quand on vous embrasse.

— De quoi as-tu peur, Corso ? Qu’on t’embrasse ?... Que le ciel te tombe sur la tête ?

— J’ai peur des chevaux de bois, du gin bon marché et des jolies filles. Surtout quand elles font des cadeaux. Et quand elles utilisent le nom de la femme qui a eu raison de Sherlock Holmes.

Ils avaient continué à marcher et se trouvaient maintenant sur les planches du Pont des Arts. La jeune fille s’arrêta et s’appuya sur le garde-fou de fonte à côté d’un peintre de rue qui exposait de minuscules aquarelles.

— J’aime ce pont, dit-elle. Il n’y a pas de voitures. Seulement des couples d’amoureux, des petites vieilles en chapeau, des flâneurs. C’est un pont absolument dépourvu de sens pratique.

Corso ne répondit pas. Il regardait passer les péniches, leurs mâts couchés, entre les piles qui soutenaient la charpente de fer. À une autre époque, les pas de Nikon avaient fait résonner ce pont à côté des siens. Il se souvenait d’elle qui s’arrêtait elle aussi devant un vendeur d’aquarelles, peut-être le même, le nez pincé parce que le photomètre n’indiquait pas ce qu’elle voulait avec cette lumière oblique, trop forte, qui frappait l’eau et les tours de Notre-Dame. Ils avaient acheté du foie gras et une bouteille de bourgogne qui leur avaient servi de dîner dans leur chambre d’hôtel, au lit, à la lumière de l’écran du téléviseur où se déroulait devant un public nombreux un de ces débats verbeux qui plaisent tant en France. Plus tôt, sur le pont, Nikon avait fini par le photographier en cachette ; elle le lui avait avoué en mastiquant une tartine de foie gras, les lèvres humides de bourgogne, en lui caressant le côté avec son pied nu. Je sais que tu n’aimes pas ça, Lucas Corso, tu te fâches, toi de profil sur le pont en train de regarder les péniches qui passent, j’ai presque réussi à te faire beau cette fois-ci, fils de pute. Nikon était une juive aux grands yeux, ashkénaze, père matricule 77843 à Treblinka, sauvé par la cloche au tout dernier round ; et lorsque la télé montrait des soldats israéliens en train d’envahir quelque chose, juchés sur des tanks énormes, elle sautait du lit, toute nue, pour embrasser l’écran, les yeux mouillés de larmes, en susurrant « Shalom, Shalom » comme une caresse, de la même voix qu’elle prononçait le prénom de Corso jusqu’à ce qu’un jour elle cesse de le faire. Nikon. Il n’avait jamais réussi à voir cette photo où il était appuyé sur le garde-fou du Pont des Arts, en train de regarder les péniches passer sous les arches, de profil, presque beau cette fois-là, fils de pute.

Quand il leva les yeux, Nikon n’était plus là. Une autre jeune fille était à côté de lui. Grande, bronzée, des cheveux de garçon et des yeux couleur de raisins fraîchement lavés, presque transparents. Pendant une seconde, il battit des paupières, perdu, attendant que les choses reprennent leur place. Le présent traça une ligne nette comme un coup de bistouri, et Corso, de profil, en noir et blanc – Nikon travaillait toujours en noir et blanc – tomba en pirouettant dans le fleuve et s’en fut avec le courant, parmi les feuilles d’arbres et la merde que crachaient les péniches et les égouts. Et maintenant, la jeune fille qui n’était pas Nikon avait à la main un petit livre relié en peau. Et elle le lui offrait.

— J’espère qu’il te plaira.

Le Diable amoureux, de Jacques Cazotte, édition de 1878. Dès qu’il l’ouvrit, Corso reconnut les gravures de la première édition, reproduites en appendice : Alvare au milieu du cercle magique, devant le diable qui lui demande Che vuoi ?, Biondetta démêlant sa chevelure avec ses doigts, le joli page au clavier du clavecin... Il s’arrêta au hasard sur une page :

... L’homme fut un assemblage d’un peu de boue et d’eau. Pourquoi une femme ne serait-elle pas faite de rosée, de vapeurs terrestres et de rayons de lumière, des débris d’un arc-en-ciel condensés ? Où est le possible... ? Où est l’impossible ?

Il ferma le livre et, quand il leva les yeux, son regard rencontra ceux de la jeune fille qui souriaient. En bas, sur l’eau, la lumière se réverbérait sur le sillage d’un bateau, projetant des taches lumineuses qui se déplaçaient sur sa peau comme le reflet des facettes d’un diamant.

— Débris d’un arc-en-ciel, cita Corso... Et que sais-tu de ces choses-là ?

La jeune fille passa une main dans ses cheveux et leva le visage vers le soleil en fermant à demi les paupières, éblouie. Tout était lumière en elle : le reflet du fleuve, la clarté du matin, les deux fentes vertes qui s’ouvraient sous ses paupières mates.

— Je sais ce qu’on m’a raconté, il y a bien longtemps... L’arc-en-ciel est le pont qui va de la terre au ciel. Il se brisera en mille morceaux à la fin du monde, lorsque le diable l’aura traversé à cheval.

— Pas mal. C’est ta grand-mère qui t’a raconté ça ?

Elle fit non de la tête en regardant de nouveau Corso, absente et grave.

— C'est Bileto qui m'a raconté cette histoire, un ami – en prononçant ce nom, elle s'arrêta un instant pour froncer les sourcils, avec la tendresse d'une petite fille qui révèle un secret. Il aime les chevaux et le vin, et c'est le type le plus optimiste que je connaisse... Il espère encore retourner au ciel !

 

Ils arrivèrent à l’autre bout du pont. Corso avait l’étrange sensation d’être surveillé de loin par les gargouilles de Notre – Dame. Fausses, naturellement, comme tant de choses. Elles n’étaient pas là avec leurs grimaces infernales, leurs cornes et leurs barbes pensives de bouc quand les honnêtes maîtres-bâtisseurs burent un verre d’eau-de-vie et levèrent les yeux là-haut, suants mais contents. Ni quand Quasimodo grognait parmi les clochetons son amour malheureux pour la gitane Esmeralda. Mais après Charles Laughton, lié à elle par sa loyauté de celluloïde, ou Gina Lollobrigida – deuxième version, technicolor, aurait précisé Nikon, tournée sur le parvis, à l’ombre de l’église –, il aurait été difficile de voir ce lieu sans ses sinistres sentinelles néo-gothiques. Corso imagina la perspective, à vol d’oiseau : le Pont-Neuf et, plus loin, étroit et noir dans la clarté du matin, le Pont des Arts sur le ruban vert-de-gris du fleuve, avec deux minuscules silhouettes qui s’avançaient imperceptiblement vers la rive droite. Ponts et arcs-en-ciel avec de noires péniches de Charon qui naviguaient lentement, sous les piles et les arches de pierre. Le monde est rempli de rives et de fleuves qui coulent entre elles, d’hommes et de femmes qui traversent des ponts ou des gués sans se douter des conséquences de leur acte, sans regarder derrière ni sous leurs pieds, sans menue monnaie pour le nautonier.

Ils arrivèrent en face du Louvre et s’arrêtèrent au feu avant de traverser. Corso redressa son sac de toile sur son épaule tout en regardant distraitement à gauche puis à droite. Il y avait beaucoup de circulation. Par hasard, son regard s’arrêta sur une auto qui passait à ce moment-là. Et il eut un haut-le-corps qui le pétrifia comme les gargouilles de la cathédrale.

— Que se passe-t-il ? demanda la jeune fille quand le feu passa au vert sans que Corso avance d’un pouce... On dirait que tu as vu un fantôme !

De fait. Mais pas seulement un. Deux. Assis à l’arrière d’un taxi qui s’éloignait déjà, plongés dans une conversation animée, ils n’avaient pas aperçu Corso. La femme était blonde, très séduisante ; il l’avait reconnue tout de suite, malgré la voilette qui lui couvrait les yeux : Liana Taillefer. À côté d’elle, le bras autour de ses épaules, présentant son meilleur profil tandis qu’il caressait d’un doigt coquet sa barbe bouclée, Flavio La Ponte.